Les démocraties libérales sont-elles mal-gouvernables ?

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Un vent mauvais souffle aujourd’hui sur les démocraties, gonflant des vagues populistes dont tirent avantage des partis ou des dirigeants à la respectabilité démocratique incertaine. Pourtant, après l’anéantissement du nazisme en 1945 et la dislocation du camp soviétique à partir de 1990, le triomphe des idées libérales et démocratiques pouvait paraître pleinement assuré. Leur pouvoir d’attraction se manifestait bien au-delà de l’Amérique du Nord et de l’Europe occidentale, ébranlant de nombreuses dictatures et régimes autoritaires d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Mais, depuis la dernière décennie du xxe siècle, l’essor de « régimes hybrides » 1 semble constituer une menace significative. On entend par là, d’un côté, ces dictatures qui se parent d’oripeaux démocratiques (élections pluralistes mais truquées, oppositions légales mais sujettes à permanente intimidation…), de l’autre, ces démocraties minées par des gouvernants qui sapent insidieusement les institutions les plus fondamentales de l’État de droit : notamment en Hongrie ou en Pologne, les libertés de la presse et l’indépendance de la justice. L’avenir appartiendrait-il à des régimes monstrueusement mixtes (les « démocra- tures»), les uns important les apparences du débat démocratique dans les dictatures, les autres des pratiques antilibérales au sein des démocraties ? Les démocraties authentiques souffrent en effet de handicaps signifi- catifs en matière de gouvernance. La continuité des politiques gouver- nementales, l’action à long terme des responsables politiques est affectée en permanence par le risque électoral, qu’ignorent les régimes autori- taires. Par ailleurs, le système politique semble interdire l’émergence de personnalités fortes, capables d’imposer des choix cruciaux pour l’avenir du pays. Ou, du moins, les use-t-il rapidement. Les régimes à tendance autoritaire ou dictatoriale jouiraient-ils d’une supériorité indis- cutable sur les démocraties libérales, en termes de gouvernance à long terme, voire d’appui populaire ? Cela demeure très discutable. En effet, si les systèmes démocratiques ont leurs évidentes faiblesses, beaucoup de leurs « handicaps » constituent aussi des atouts car ils génèrent plus de bénéfices que de coûts dans la gestion durable de l’intérêt général.

 

L es handicaps d’ une  gouvernance  démocratique

Ils existent incontestablement. Le premier d’entre eux est ce que l’on pourrait appeler « le risque électoral ». Le second, le climat d’hypercri- tique dans lequel opèrent les dirigeants élus.

 

Le risque électoral

Ce qui caractérise les dirigeants de régime autoritaire, c’est leur aptitude à se prémunir des revers électoraux. Ils affrontent le suffrage universel en toute sécurité grâce à leur contrôle des médias et à la marginalisation, voire l’élimination physique de leurs opposants les plus dangereux. La longévité politique des leaders qui définit dictatures et « démocraties autoritaires » constitue, sans aucun doute, un atout hors pair pour inscrire l’action dans la durée et lui imposer une cohérence.

Le contraste est saisissant avec la situation des gouvernants démocra- tiques. Même investis d’un mandat pluriannuel, ils sont confrontés au problème de leur réélection dès l’expiration de ce qu’il est convenu d’appeler l’état de grâce (en général, une courte période de quelques mois seulement). Si l’alternance politique se concrétise, elle ouvre la perspective d’un basculement des priorités gouvernementales, voire d’un renver- sement radical des politiques menées jusque-là. La pression exercée par un suffrage universel non corseté s’aggrave, en cours de mandat, du fait d’un grand nombre d’échéances électorales de rang différent (européennes, régionales, municipales…). Malgré leur objet particulier, l’opposition les érige en tests de l’adhésion populaire aux gouvernants du pays. Le temps politique en démocratie est donc piqueté de périodes préélecto- rales à répétition qui constituent toujours des moments délicats. Bien des opposants (les populistes) surfent sans vergogne sur les idées simples, voire simplistes, d’une fraction importante d’un électorat auquel on ne saurait demander une compétence politique approfondie. Face à ce phénomène, il est dangereux pour le pouvoir de se montrer trop rigou- reusement attaché à la poursuite rationnelle de ses buts à long terme. Réduire l’endettement de l’État, faciliter la transition écologique, sont des objectifs d’intérêt général dont le principe n’est pas réellement discuté, mais qui impliquent des mesures impopulaires. Devant les inévitables levées de bouclier, la plupart des gouvernants préfèrent céder à des préoc- cupations électoralistes, ce qui signifie différer des choix difficiles, oublier les engagements initiaux, et même formuler des promesses dangereuses. Ce qui est vrai de la gouvernance étatique en démocratie l’est encore davantage au niveau de l’Union européenne. Il n’est pas d’année qui ne voie une consultation électorale majeure se dérouler dans l’un ou l’autre des États membres. Un changement de majorité au niveau national est rarement sans répercussion sur le fonctionnement de l’ensemble de l’Union, soit parce qu’il s’agit d’un État influent, soit parce que l’élection est remportée par une formation en délicatesse avec les règles, les principes ou les valeurs de l’Union. Depuis 2014, combien de scrutins en Pologne, en Hongrie, en Autriche, en Italie, ont donné des frissons à Bruxelles parce que des partis eurosceptiques ont été portés au pouvoir! Même le départ annoncé d’Angela Merkel, pour cause de défaites de son parti au niveau simplement régional (Bavière, Hesse), a déclenché en 2018 une onde de choc dans l’ensemble de l’Union.

 

Le climat d’hypercritique

Les aléas politiques qui caractérisent les démocraties authentiques sont aggravés par le fonctionnement des médias. La presse écrite, la radio, la télévision, obéissent à des logiques de fonctionnement qui ne se réduisent pas au souci exclusif d’informer de façon impartiale et professionnelle des citoyens qui, eux aussi, chercheraient seulement à s’informer de façon objective afin de mieux exercer leurs prérogatives. Afin de retenir l’attention de leurs lecteurs ou de leurs auditeurs, ces médias savent qu’il est plus attrayant de manier la critique que l’approbation, plus payant de monter en épingle des formules assassines et d’insister sur des scandales ou des défaillances personnelles que de discuter de façon approfondie les justifications des politiques publiques en cours. Que le gouvernement réfléchisse avant d’agir, et l’on soulignera ses « hésitations » ; qu’il agisse promptement en matière de réformes, et l’on dénoncera sa « précipi- tation ». Pourtant, ces propensions à l’hypercritique ne sont rien par rapport à la jungle des « informations » qui circulent sur les réseaux sociaux, d’où toute déontologie semble absente. Y règnent en maîtres le sensationnalisme, la mauvaise foi, la rumeur infondée, voire le discours de haine. On comprend à quel point les gouvernants démocratiques sont en position d’infériorité par rapport aux dictateurs qui contrôlent la presse et le Web, lorsqu’il leur faut défendre leurs intentions ou leurs bilans. Garder le cap, en dépit de l’agitation que ces critiques incessantes contribuent à provoquer dans la rue, est une tâche herculéenne. La crise des « gilets jaunes » l’a révélée avec éclat. Cette jacquerie d’automobi- listes et de camionneurs initiée fin 2018 a pu monter en puissance grâce au discrédit jeté sur toutes les catégories de représentants politiques (voire syndicaux). Discrédit alimenté par deux décennies d’informa- tions fantaisistes, biaisées ou haineuses, circulant librement sur le Web, lequel a également permis la coordination de mobilisations sur tout le territoire sans recours à des organisations d’encadrement.

  La forte limitation des libertés d’expression en dictatures ou en régimes

autoritaires présente un double « avantage ». En éliminant le débat politique sur les questions de fond, elle facilite la constitution d’une nomenklatura conformiste dans laquelle les dirigeants suprêmes puisent les membres de leurs équipes gouvernementales ainsi que les cadres disciplinés à qui revient l’exécution des décisions sur le terrain. En cas de conflits internes à la classe politique, les dirigeants sont souvent en mesure de les résoudre de façon à la fois feutrée et expéditive. Quant à l’opinion publique, privée d’informations pluralistes, elle a beaucoup de peine à imaginer des solutions alternatives aux politiques officielles, ce qui la rend plus loyaliste ou, du moins, plus inerte.

 

L e cas de  l’Union  européenne

 

En résulte-t-il que le suffrage universel et les libertés publiques sont des institutions dangereuses qui méritent d’être encadrées ? C’est assurément le point de vue d’un Vladimir Poutine ou d’un Xi Jinping. Cependant, même au sein de l’Union européenne, cela devient parfois le souhait secret de certains politiques inquiets de voir se profiler des risques de paralysie, voire de désintégration de l’Union. Combien de référendums européens donnant la victoire au « non » ont été contournés parce qu’ils faisaient obstacle à des avancées institutionnelles jugées néces- saires ? L’exemple le plus significatif nous est fourni par l’échec du projet de « Constitution pour l’Europe» en 2005. Dix pays avaient décidé de recourir à un référendum. À la suite du vote négatif des Français et des Néerlandais (respectivement le 29 mai et le 1er juin de cette année), les dirigeants européens, consternés, ont proposé un nouveau texte, amendé de façon plutôt homéopathique, qui, cette fois, ne fut soumis au suffrage populaire dans aucun pays sauf l’Irlande. Encore y essuya-t-il un vote négatif le 12 juin 2008. Le traité de Lisbonne, qui exigeait l’unanimité des États membres pour pouvoir entrer en vigueur, ne fut sauvé que par la tenue d’un second référendum irlandais l’année suivante (2 octobre 2009) pour annuler les effets du précédent. Cette expérience cruelle a beaucoup contribué à entretenir la méfiance des dirigeants européens envers des consultations populaires qui se révèlent à haut risque sur des sujets pourtant cruciaux pour l’avenir. Les remèdes apportés (ratifications exclusivement parlementaires du traité de Lisbonne pour remplacer la défunte Constitution européenne) ont en revanche contribué au renfor- cement des critiques eurosceptiques.

L e  rejet des personnalités d’ exception   

 

Favorisée par la restriction des libertés d’expression, la longévité politique des dirigeants en régimes autoritaires débouche inévitablement sur une forme ou une autre de culte de la personnalité. La mise au pas des médias ainsi que l’exclusion pure et simple des critiques publiques qui peuvent leur être adressées les érigent en leaders inaccessibles à l’erreur. S’ils ne se trompent jamais aux yeux des faiseurs d’opinion, c’est qu’ils sont tendanciellement omniscients, et de jugement supérieur. Une aura d’invincibilité se développe alors autour de leur personne, produite et alimentée par les flatteries intéressées de leurs proches, la servilité de la presse, la naïveté ou le cynisme des militants, sans oublier l’ego surdi- mensionné du dictateur lui-même. Qu’ils soient dotés d’une personnalité hors normes (comme Hitler, Staline, Mao ou Nasser) ou, au contraire, fort médiocre (comme Brejnev, Kim Jong-il, Moubarak ou Ben Ali), ils jouissent d’un « charisme d’institution » découlant avant tout de leur position incontestée à la tête du pouvoir. Devant leur peuple, les dicta- teurs sont toujours des « hommes forts » ou, du moins, ils le paraissent. Cette autorité charismatique renforce puissamment l’efficacité des leviers de pouvoir juridiques, militaires et policiers déjà concentrés entre leurs mains.

 

Haro sur l’homme fort

Dans les démocraties, il est beaucoup plus rare de voir des personnalités charismatiques s’imposer durablement à la tête des gouvernements. On peut même ajouter que les personnalités d’exception se heurtent à des obstacles spécifiques pour y faire carrière. Les régimes parlementaires, plus encore que les régimes présidentiels, privilégient d’ordinaire ce que James Burns appelle le « leadership de transaction » 2. Cela signifie que les responsables gouvernementaux seront plutôt des individus qui savent composer avec les rapports de force, bâtir des compromis entre des intérêts divergents, s’adapter, louvoyer, voire reculer quand cela est nécessaire, l’œil toujours attentif aux évolutions parfois capricieuses de leurs opinions publiques. Arrivés au pouvoir grâce à des réseaux de connivence patiemment tissés au sein de leur parti et dans la société, ils ont dû bâtir des coalitions d’intérêts, de sensibilités et de personnes dont ils sont au moins autant les prisonniers que les maîtres.

Certes, des circonstances exceptionnelles telles que la grande crise économique de 1929, la Seconde Guerre mondiale, ou encore, en France, la paralysie trop voyante des institutions face au défi algérien, ont permis l’émergence momentanée de personnalités fortes. Ce fut le cas de

Churchill, de Roosevelt ou de De Gaulle. Mais « l’ingratitude des peuples démocratiques », évoquée par Churchill, a vite limité leur rôle. Lui-même en a fait l’amère expérience dès les élections de 1946, comme de Gaulle en janvier 1946 ou en avril 1969, tandis que les États-Unis adoptaient le

«no third term system » après avoir connu les quatre mandats électoraux de Roosevelt. C’est donc seulement après leur mort qu’ils ont acquis un statut de « monstre sacré» dans la mémoire de leurs concitoyens.

On comprend pourquoi. Dans nombre de pays démocratiques, il existe une forte tradition de méfiance à l’égard des personnalités trop populaires. En France, elle s’est enracinée dans l’hostilité à tous les « bonapar- tismes » à la suite de l’expérience du Second Empire au xixe siècle. Aux États-Unis, elle est congénitale à la Constitution de Philadelphie, qui impose au président un rigoureux partage de pouvoir avec le Congrès et l’institution judiciaire. Il en est de même des constitutions de l’après- guerre, en Italie et en Allemagne fédérale, qui multiplient les obstacles à l’émergence d’un gouvernement central excessivement fort après les expériences catastrophiques qui ont été les leurs.

De toute façon, la liberté d’expression dans les médias et, aujourd’hui, sur le Web interdit quasiment la construction d’un culte de la person- nalité. Il serait dès l’origine battu en brèche par les critiques inces- santes de l’opposition, la dérision presque illimitée que s’autorisent des réseaux sociaux ou certains organes de presse portés à la caricature radicale. Par ailleurs, l’existence d’un journalisme d’investigation permet inévitablement de débusquer des informations embarrassantes sur les dirigeants les plus en vue, quand il ne s’agit pas de scandales qui les font trébucher. Ce n’est pas un hasard si le trait commun aux dirigeants qui, en démocratie libérale, aspirent au statut de leader charismatique intou- chable (de Viktor Orbán en Hongrie à Donald Trump aux États-Unis) est de mener une campagne intense et permanente de décrédibilisation de la presse, qui s’acharne selon eux à « tromper le peuple ».

 

La propension au «dégagisme»

Last but not least, les échéances électorales qui donnent la parole au peuple sont fréquemment dominées par le fameux désir de changement. Contre de Gaulle, le slogan de 1968 qui aura peut-être été le plus efficace pour l’affaiblir dans les derniers dix-huit mois de son mandat (abrégé) était tout simplement : « Dix ans, ça suffit ! » Contrairement à la doxa démocratique selon laquelle les électeurs jugeraient les gouvernants sur  leur bilan, celui-ci n’entre en ligne de compte que de façon fortement biaisée. La corrélation entre la situation économique (améliorée ou aggravée) et le verdict des urnes (positif ou négatif pour les sortants) s’est révélée souvent fort approximative. Aux États-Unis comme en France (ici lorsque le mandat présidentiel de sept ans ne coïncidait pas avec les cinq années de l’Assemblée nationale), les midterms ont presque toujours été défavorables aux présidents en place, quoi qu’ils aient réalisé. C’est que, on l’a dit, la presse ou les réseaux sociaux soulignent rarement les réformes à succès, oublient rarement les échecs ou les difficultés ponctuelles. Faute de thuriféraires nombreux et enthousiastes pour célébrer l’action gouvernementale et intimider les opposants, il est difficile, pour un chef d’État ou de gouvernement, de traverser sans difficultés les épreuves du suffrage universel qui l’attendent en cours de mandat puis à son terme. Comment, dans ces conditions, son prestige personnel pourrait-il résister à l’usure ? Paradoxe : si les électeurs aspirent régulièrement au « changement », les gouvernants qui demeurent les plus populaires sont en général les plus immobilistes.

 

La supériorité  réelle de la gouvernance  démocratique

Des dirigeants plus lents à décider, condamnés à «gouverner à vue», faute de suffisante continuité ? Des régimes privés du recours à des «hommes forts» ? Tout cela est souvent vrai mais, plus souvent encore, un avantage.

Lenteur et sagesse

Quand il s’agit d’adopter des lois, les gouvernants autoritaires n’ont pas à se soucier excessivement des doléances de l’opinion publique, inexis- tante ou neutralisée ; ils ne sont pas entravés par la présence de contre- pouvoirs institutionnels (une seconde chambre récalcitrante, un pouvoir judiciaire sourcilleux…). Le processus décisionnel proprement dit est court. Dans les démocraties libérales, au contraire, les procédures légis- latives sont notoirement plus longues, compte tenu de la séparation des pouvoirs et du bicaméralisme. Surtout, en amont même du processus juridique, les dirigeants démocratiques sont placés sous le feu constant des critiques de l’opposition, de la presse, des groupes d’intérêt, voire de la rue. Ils sont condamnés à la recherche de compromis souvent laborieux, au plus près des attentes contradictoires des diverses forces  sociales. Au risque d’élaborer des politiques faibles, dont la continuité est toujours soumise aux aléas de l’alternance.

Cette «lenteur» et cette «faiblesse» sont plus avantageuses pourtant qu’il n’y paraît, même s’il serait naïf d’en minimiser les coûts. À l’échelle historique des xixe et xxe siècles, on observe que les démocraties libérales ont survécu aux crises politiques et aux conflits les plus graves tandis que nombre de dictateurs ont connu une fin brutale. Les révolutions de palais, les défaites militaires, les soulèvements populaires constituent la sanction fréquente de leurs échecs. L’absence de libertés d’expression les rend en effet plus vulnérables aux erreurs d’appréciation sur l’étendue des résistances à leur politique. Privés des freins que constituent d’authen- tiques contre-pouvoirs, ils s’exposent davantage à des prises de risque inconsidérées, source à terme de chocs en retour redoutables. À l’inter- national, la gouvernance démocratique signifie une approche multila- téraliste des questions à résoudre, dont la lenteur se révèle encore plus proverbiale que dans l’ordre interne, mais la capacité à désamorcer les conflits clairement supérieure aux initiatives plus impétueuses des

«hommes forts». Les guerres qui ravagent encore la planète sont dans une large mesure leur fait, à quelques exceptions près.

 

Un certain esprit de suite

Les démocraties gouvernent-elles toujours sans esprit de suite ? Ce n’est pas toujours le cas, loin de là, lorsqu’il s’agit de choix essentiels. On observe l’existence de stratégies à long terme qui résistent aux alter- nances partisanes. Si l’on s’en tient à la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale, on relèvera deux exemples majeurs. D’abord la longue fidélité des démocraties libérales européennes à l’alliance militaire avec les États-Unis et le Canada ; même le gaullisme n’a pu fondamentalement la remettre en cause. Autre exemple spectaculaire, la longue marche, émaillée de péripéties et de crises mais jamais remise réellement en question, vers la construction d’une Union européenne. L’exception du Brexit confirme la règle plutôt qu’elle ne l’infirme, quand on considère les troubles qu’elle a importés dans la vie politique britannique.

Pourquoi cette cohérence dans le temps ? Tout simplement parce que les logiques lourdes de situation l’exigeaient et que les démocraties s’adaptent à celles-ci plus spontanément. L’otan est née de la perception d’une menace durable exercée par le camp soviétique sur ce qu’on a longtemps appelé « le monde libre ». La construction européenne fut à l’origine une réaction puissante aux désastres provoqués par les deux guerres mondiales, un stimulant durablement relayé par le souci d’accompagner et de faciliter une dynamique économique irrésistible qui exigeait un dépassement des frontières nationales. Inscrite dans un modèle libéral, cette dynamique a triomphé des velléités du premier septennat Mitterrand de mettre en place un vaste secteur nationalisé, largement incompatible avec le développement d’une économie concurrentielle. Les fruits en ont été une pacification durable des relations entre les États-nations de la vieille Europe et une croissance inconnue des niveaux de vie de tous les citoyens, fût-ce au prix de persistantes inégalités.

Les régimes autoritaires ont souvent été handicapés par leur moindre capacité d’adaptation aux tendances lourdes de l’économie mondiale comme à la montée irrésistible des individualismes qui accompagne le développement. Et cela, du fait précisément de leurs visions rigides du long terme. Certes, tous les « hommes forts » ne sont pas nécessairement mus par une idéologie solide. Le désir de se maintenir indéfiniment au pouvoir constitue parfois leur unique boussole. Mais ceux d’entre eux qui se sont révélés plus ambitieux ont fréquemment buté sur l’écueil de ce volontarisme. Dans le passé proche, les uns se sont accrochés à une lecture de l’histoire qui les légitimait à la tête d’une « dictature du prolé- tariat » dans la marche vers l’inéluctable révolution sociale. D’autres ont déployé les bannières d’un nationalisme et d’un racisme xénophobes. Les uns et les autres se sont trouvés en porte-à-faux avec les tendances lourdes de la société industrielle qui ont fait apparaître des phénomènes incompatibles avec leurs interprétations historiques. Sans doute les natio- nalismes exacerbés ont-ils eux-mêmes contribué à leur propre ruine lors des deux guerres mondiales. Mais ce sont bien les développements progressifs d’une économie-monde qui ont également miné les fonde- ments idéologiques des dictatures du xxe siècle. Cette économie-monde, fondée sur le marché et le consumérisme, a surfé sur les valeurs de l’individualisme et favorisé une hausse spectaculaire des niveaux de vie à faire pâlir les performances beaucoup plus modestes des économies étatistes ou des États missionnaires.

La mondialisation croissante des échanges crée des situations d’inter- dépendance entre États-nations qui ont périmé, aux yeux des couches sociales les plus dynamiques, le nationalisme d’antan comme les rêves de construction du socialisme « dans un seul pays ». Cette mondialisation, qui échappe largement au contrôle de tous les gouvernants, a provoqué l’apparition d’organes de coopération internationale comme les Nations unies et leurs nombreuses agences spécialisées, voire la création d’entités supranationales dont, à ce jour, l’Union européenne demeure l’exemple le plus significatif. Longtemps isolée de cette économie-monde, l’Union soviétique, avec ses «alliés» du Comecon (Conseil d’assistance écono-mique mutuelle) en Europe de l’Est, a accumulé les retards de dévelop- pement et discrédité ces régimes autoritaires, bien davantage encore que les critiques de leurs intellectuels dissidents. Le cas de la Chine provi- soirement mis à part, les démocraties libérales font preuve d’une bien meilleure plasticité quand il s’agit de relever les défis politiques issus de cette évolution économique : gérer des inégalités sociales accrues et des aspirations irrésistibles à la liberté individuelle.

Les démocraties qui broient les «hommes forts» et découragent tout «culte de la personnalité» en sont-elles affaiblies ? Cela paraît douteux. Leur capacité à gérer les tensions intérieures, les conflits sociaux et les divers antagonismes d’intérêts, exige, on l’a dit, des leaders qui sachent écouter, transiger, jouer collectif, et non pas des personnalités cassantes qui provoquent des blocages institutionnels. Parce qu’aucun chef excessivement charismatique ne peut émerger dans ce climat démytho- logisant de critique et d’hypercritique, avec son lot d’impertinences et de dérision, les institutions peuvent mieux fonctionner dans le respect réciproque de leurs compétences particulières. Cela est indispensable au niveau de l’Union européenne, où les chefs d’État et de gouvernement sont condamnés à s’entendre et à forger des alliances pour trancher les débats en cours. De véritables « hommes forts » ne peuvent être que des fauteurs de troubles susceptibles de provoquer par leurs exigences inconsidérées de désastreuses paralysies. C’est seulement après avoir quitté le pouvoir que des dirigeants courageux pourront espérer rebondir dans l’admiration de leurs concitoyens.

Si le style de gouvernance des démocraties a ses défauts évidents, il demeure néanmoins le plus approprié à la gestion actuelle des défis formidables du monde moderne. Cependant, il existe des percées techno- logiques comme l’intelligence artificielle qui, dans l’avenir, pourraient favoriser le triomphe de nouveaux Big Brothers. Avec la taille de sa population, son système de gouvernement centralisé et son peu de consi- dération pour la protection de la vie privée, la Chine dispose d’atouts spécifiques dans ce monde futur où les performances des algorithmes dépendront précisément de la conjugaison de ces trois facteurs. L’avenir n’est jamais écrit de façon irréversible mais la seule alternative conce- vable deviendra : démocratie ou barbarie.

R É S U M É

La démocratie est-elle le meilleur système de gouvernement concevable ? Cette opinion, largement répandue dans la seconde moitié du xxe siècle, semble aujourd’hui battue en brèche. Les régimes autoritaires ne seraient-ils pas plus efficaces dans la poursuite de leurs objectifs à long terme ? Le climat d’hypercritique en régime libéral ne paralyse-t-il pas les ambitions politiques ? Malgré sa vulnérabilité apparente et en dépit de défauts indiscutables, la démocratie jouit néanmoins d’une plasticité qui lui confère une capacité supérieure d’adaptation aux tendances lourdes des sociétés modernes.

Philippe BRAUD

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