La République plurielle: les partis ne sont plus seuls à la table

À l’approche du dialogue
national prévu pour le 28 mai, une vieille mécanique politique semble vouloir
se réactiver : celle du chantage politique. Boycotts annoncés, accusations d’exclusion,
conditionnalités posées en amont… Comme si, pour certains partis, l’essentiel
n’était pas de contribuer à une réflexion collective, mais de rappeler qu’aucun
processus ne saurait réussir sans eux. Pourtant, cette posture a perdu sa
capacité de nuisance. Car ce qui s’est joué depuis plusieurs années au Sénégal,
comme dans d’autres démocraties en mutation, c’est un basculement profond : le
débat public ne dépend plus exclusivement des partis politiques. Il est devenu
l’affaire d’une société plus vaste, plus informée, plus active.
Ce tournant, on le retrouve ailleurs en Afrique. Au Nigéria, la réforme de la police initiée en
2020 à la suite du mouvement EndSARS n’a pas été le fruit d’un projet porté par un parti d’opposition. Elle a émergé sous la pression d’une jeunesse urbaine connectée, mobilisée dans la rue et sur les réseaux. Au Kenya, la suspension d’un projet controversé de taxe sur les produits numériques en 2023 est venue d’un plaidoyer technico-juridique porté par des associations de consommateurs, des
juristes indépendants et des professionnels du numérique. En Afrique du Sud, ce cont les collectifs de mères et de travailleurs domestiques, sans affiliation partisane, qui ont contraint le gouvernement à revoir son dispositif de subventions alimentaires après la pandémie. Dans tous ces cas, la pression
citoyenne précède l’action institutionnelle. Les partis suivent, parfois soutiennent, mais rarement initient.
Au Sénégal, cette ceconfiguration est manifeste. Il ne s’agit pas de marginaliser les partis par principe, mais de reconnaître qu’ils ne sont plus les seuls à structurer la parole collective. Ce sont les collectifs de quartiers qui alertent sur les carences en eau, les femmes transformatrices qui imposent la revalorisation de la pêche artisanale, les enseignants qui défendent l’école publique depuis les marges, les étudiants qui documentent la précarité universitaire sur leurs propres canaux, les professionnels de santé communautaire qui, malgré le silence politique, continuent de construire une médecine de proximité. Aucun de ces combats n’a attendu d’investiture pour exister. Et c’est précisément ce qui bouscule l’ordre établi : la République s’exprime au pluriel, désormais.
Dans l’univers des politiques publiques, la phase de mise à l’agenda est souvent décisive. Elle détermine quelles demandes sociales seront traduites en décisions concrètes, et lesquelles resteront marginalisées. Or, aujourd’hui, cette mise à l’agenda échappe de plus en plus aux circuits classiques — directions générales, commissions parlementaires, comités techniques — pour passer par des canaux nouveaux, informels mais puissants, où la légitimité se forge dans l’urgence et la pertinence sociale. Ce glissement impose aux gouvernants un double effort :
renforcer les dispositifs d’écoute en amont et créer des mécanismes d’intégration structurée des signaux venus du terrain.
Cette évolution est structurante. Elle signifie que l’agenda de l’action publique ne se fabrique plus exclusivement dans les bureaux ministériels ni dans les commissions parlementaires. Il émerge des signaux du terrain, des alertes professionnelles,
des contributions techniques indépendantes, des productions issues de la société civile, des diasporas ou même des entreprises citoyennes. L’État ne peut plus simplement décider pour ensuite expliquer : il doit intégrer, dès l’amont, les acteurs sociaux dans la définition des priorités. Une réforme qui ignore ce principe est condamnée à l’inapplicabilité ou à la contestation immédiate.
Dans cette dynamique, le dialogue national est un moment structurant. Il ne doit pas être réduit à une mise en scène institutionnelle entre figures connues. Il doit s’ouvrir à la
diversité des regards, aux porteurs d’idées neuves, aux voix décentrées, aux praticiens du terrain. La participation des partis politiques est souhaitable, mais elle n’est plus une condition suffisante de légitimité. Le pays ne se sésume plus à eux. Ceux qui refusent d’y prendre part se retirent d’un processus qui les dépasse, non parce qu’on les exclut, mais parce qu’ils refusent de se repositionner dans le nouveau paysage.
C’est là que le chantage devient obsolète. L’époque où un boycott pouvait invalider un dialogue est révolue. Le Sénégal est prêt à discuter sans posture. Ceux qui espèrent bloquer un processus en se mettant en retrait n’affaiblissent pas le débat : ils s’en éloignent. Et dans cette séquence de transition politique, ce sont ceux qui osent la confrontation démocratique sincère qui pèseront sur la suite.
Les politiques publiques qui réussissent ne sont pas celles qui sont seulement bien conçues au sommet, mais celles qui s’ancrent dans des besoins exprimés, co-construits, portés.
C’est là qu’intervient la gouvernance comme science et comme pratique : permettre aux institutions de canaliser l’énergie sociale non pour la neutraliser, mais pour en faire une force de transformation efficace. Cette
chronique s’inscrit dans cette perspective penser le dialogue non comme un rituel, mais comme un levier de réorganisation stratégique de la relation entre l’État et la société.
Le 28 mai peut marquer un tournant, si l’on accepte de voir que le centre de gravité de la démocratie s’est déplacé. L’avenir de la République ne se négocie plus entre initiés. Il
s’invente désormais à plusieurs, dans une logique d’ouverture, d’écoute et de co-construction. Le rôle des partis n’est pas aboli, mais il est réajusté : non plus hégémonique, mais contributif. C’est en acceptant ce changement de paradigme que le dialogue pourra pleinement jouer son rôle historique.
Hady TRAORE
Expert conseils
Gestion stratégique et Politique Publique
Fondateur du Think Tank «Ruptures et Perspectives» – Canada