Archives en détresse, souveraineté en danger: un appel à la nation

C’est une image saisissante. Une nation indépendante depuis 1960, forte d’une histoire plurimillénaire (de l’empire du Tekrour à la science révolutionnaire de Cheikh Anta Diop) voit encore sa mémoire entassée… dans ces caves. Pendant que d’autres pays investissent dans des centres d’archives modernes et dans l’intelligence artificielle pour valoriser leurs fonds, le Sénégal peine à offrir un toit à son passé.
Créées en 1913, les Archives Nationales du Sénégal ont d’abord occupé les sous-sols du Building administratif, prévus pour 8 km de
documents. En 2024, ce sont plus de 18 km qui y sont stockés, sans possibilité de nouveaux versements. En 2016, un espace provisoire a été ouvert à Central Park (ex Centre commercial 4C), mais il est déjà saturé. Les documents s’y entassent dans des conditions précaires, menaçant leur préservation pérenne.
Derrière ces chiffres se cache une crise plus profonde : le pays n’a toujours pas fait des archives un outil stratégique, ni pour la
gouvernance, ni pour l’éducation, ni pour le développement. Le projet de Maison
des Archives, pourtant inscrit parmi les priorités nationales depuis 2003, n’a
jamais vu le jour. En mai 2025, l’ambition de modernisation de l’institution a été réaffirmée par le nouveau gouvernement. Cependant, en l’absence actuelle d’une ligne budgétaire dédiée et face aux lenteurs administratives, sa concrétisation reste incertaine.
Le problème est aussi structurel. En 2006, la loi sénégalaise n° 2006-19 du 30 juin 2006 sur les archives et les documents administratifs a
institué un Conseil supérieur des Archives, jamais mis en œuvre faute de décret d’application. Cette inaction coûte cher : pertes documentaires, lenteurs administratives, fragilité juridique, déficit de transparence. Ce n’est plus une simple urgence technique. C’est un enjeu national, citoyen, stratégique.
L’absence d’une politique nationale des archives n’est pas un simple oubli administratif. C’est une bombe à retardement. Certains dossiers, comme celui du massacre de Thiaroye, restent irrésolus non par manque de volonté, mais parce que les preuves manquent. Quand les documents dorment, se
perdent ou sont inaccessibles, la justice devient impossible.
Mais au-delà de la mémoire historique, c’est la gouvernance elle-même qui vacille. Chaque année, la Cour des comptes pointe l’absence de pièces justificatives, la mauvaise conservation des contrats et la traçabilité
déficiente des subventions. Sans archives fiables, la transparence est fragilisée et la confiance citoyenne s’effrite.
Selon les estimations croisées de la Cour des comptes, de la Banque mondiale et d’experts en gestion publique, l’absence d’un système
d’archives efficace coûte chaque année entre 70 et 120 milliards de francs CFA
à l’Etat du Sénégal. Ces pertes proviennent notamment de dépenses publiques non
justifiées, de marchés annulés ou payés deux fois, de contentieux perdus faute
de preuves, de retards administratifs chroniques, un blocage dans la
numérisation des services publics.
Enfin, l’archive est aussi un levier de développement. Selon la Banque Mondiale, chaque centime investi dans une infrastructure de mémoire rapporte jusqu’à quatre fois plus.
Car un document bien conservé, c’est un outil pour planifier, sécuriser, anticiper. Dans un pays jeune qui ambitionne la transformation numérique, oublier les archives revient à construire sans fondations.
Par ailleurs, dans un monde où les données sont au cœur de la puissance, le Sénégal ne peut pas rester en marge. Si nous voulons bâtir une E-administration, garantir l’identité numérique de nos citoyens, faciliter les
démarches pour notre diaspora, nos archives doivent être digitalisées,
interopérables, accessibles. Or, moins de 5 % des fonds des Archives nationales
du Sénégal sont numérisés. L’état civil, clé de l’identité et de l’accès aux droits, reste largement sous forme papier, souvent fragile. Sans numérisation massive, nos ambitions en matière de gouvernance ouverte ou de services en ligne resteront des slogans.
Face à cette réalité, l’Association Sénégalaise des Bibliothécaires, Archivistes et Documentalistes (ASBAD) propose cinq mesures concrètes :
1. promulguer le décret du Conseil supérieur des Archives ;
2. construire la Maison des Archives Nationales ;
3. recruter au moins 30 archivistes par an ;
4. impliquer les archivistes dans les projets de
digitalisation des archives de l’état civil et de la justice ;
5. allouer une ligne budgétaire annuelle à la politique
nationale des archives.
Mais au-delà, une réforme plus globale s’impose : l’adoption
d’une politique nationale des archives, claire, transversale et intégrée aux
stratégies numériques et culturelles.
A l’heure des nouvelles réformes politiques et institutionnelles (Constitution, refondation,
référentiel Sénégal 2050, New deal technologique, etc.), une vérité s’impose :
on ne bâtit pas un avenir solide sur une mémoire effacée. Sans preuve, pas de
transparence. Sans trace, pas d’histoire. Sans archivage, pas d’État solide.
Aujourd’hui, la mémoire nationale réclame simplement un cadre, des professionnels et une volonté politique réelle.
Alors, Monsieur le
Président de la République,
Monsieur le Premier ministre,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Ce message est un appel citoyen. Car l’archive est bien plus qu’un document : c’est un droit, une vérité, une boussole pour demain.
Construire la Maison des Archives, recruter, numériser,
financer : ce n’est pas un luxe. C’est un acte de souveraineté.
Et l’histoire jugera notre génération non sur ses promesses,
mais sur ce qu’elle aura su préserver… ou laissé disparaître.
Assane Fall Président de l’ASBAD
asbadsn@gmail.com