DER-FJ: Quand l’action publique perd sa boussole

Il est des glissements qui, à force d’être tolérés, deviennent des normes tacites. Ils ne provoquent ni scandale ni indignation. Mais ils sapent, lentement mais sûrement, ce qui fonde l’action publique : la clarté des missions, la discipline des institutions, la lisibilité de l’État.
C’est ce que révèle l’initiative en cours de la Délégation générale à l’entrepreneuriat rapide des femmes et des jeunes (DER-FJ), qui consiste à distribuer plus de 5 000 moutons à l’occasion de la Tabaski à des ménages jugés vulnérables. L’opération est déjà lancée. Une communication officielle l’accompagne, et les familles concernées sont invitées à se présenter dans les antennes locales de la DER pour s’y inscrire. Ce n’est donc pas une intention, mais une réalité. Et c’est précisément ce qui impose d’en interroger la portée.
Un geste en apparence louable, mais qui, à bien y regarder, soulève une question de fond : une institution publique peut-elle rester crédible si elle s’écarte de sa mission première sans être recadrée ?
La DER-FJ n’a pas été conçue comme une structure d’assistance sociale. Elle est née d’un impératif économique : structurer l’entrepreneuriat national, soutenir les initiatives des femmes et des jeunes, créer de la valeur et promouvoir l’autonomisation. C’est à travers cette logique que l’on espérait générer un impact durable sur l’emploi, la croissance inclusive et la réduction des inégalités structurelles. Elle devait être un levier de développement, un instrument de transformation productive. En se positionnant aujourd’hui comme acteur humanitaire à l’occasion d’une fête religieuse, elle s’éloigne de sa vocation initiale et compromet son ancrage stratégique.
Or, cette mission d’assistanat ne relève pas de son mandat. Elle revient à la Délégation générale à la protection sociale et à la solidarité nationale, seule institution légitime pour agir sur le champ de la vulnérabilité, avec les outils de ciblage, les dispositifs d’action sociale et le mandat opérationnel requis.
Sortir de son couloir de compétence, même avec de bonnes intentions, crée une confusion préjudiciable à l’architecture de l’État. Un État efficace repose sur des institutions spécialisées, coordonnées, et strictement alignées sur leur mission.
La logique de l’opération soulève aussi d’autres interrogations. Proposer un paiement à tempérament à des ménages vulnérables pour l’achat d’un mouton : est-ce réellement restaurer leur dignité, ou exercer sur eux une pression financière différée ? L’aide devient une dette, le soulagement une charge. Ce qui devait réhabiliter risque, au final, de fragiliser davantage. Ce n’est plus un acte de solidarité, mais une inversion du sens. Imagine-t-on une mère de famille contrainte de rembourser, mois après mois, le prix d’un mouton offert pour sa dignité supposée ?
L’essentiel n’est pas l’opération elle-même, mais le signal qu’elle envoie, la confusion qu’elle introduit, et la trajectoire institutionnelle qu’elle suggère. Dans un État républicain moderne, la solidarité est essentielle. Mais elle doit passer par les bons canaux, au bon moment, avec les bons moyens. C’est ainsi que l’action publique gagne en crédibilité. Et c’est ainsi qu’on rompt, en profondeur, avec la gestion intuitive et les approximations du passé.
Au-delà du fond, l’enjeu touche aussi à la transparence budgétaire. Sur quelle ligne les ressources ont-elles été prélevées ? Cette opération a-t-elle été planifiée, votée, intégrée à une programmation officielle ? Ou a-t-elle été engagée sur une base discrétionnaire ? Et surtout : quels mécanismes ont encadré la sélection des fournisseurs ? Y a-t-il eu appel d’offres ? Publication ? Évaluation ? Respect des procédures de la commande publique ? En matière de finances publiques, la bonne intention ne suffit jamais. Seule la rigueur procédurale garantit la légitimité.
Il ne s’agit pas ici de remettre en cause des individus, ni de faire le procès d’une structure. Il s’agit de questionner une décision publique à l’aune de son mandat, de sa soutenabilité institutionnelle et de ses implications sur la lisibilité de l’action de l’État. Dans une démocratie fonctionnelle, les institutions se renforcent en évaluant constamment l’adéquation de leurs actions avec leur raison d’être.
Pendant que la DER déploie cette opération, des initiatives entrepreneuriales demeurent en attente de financement. Selon des estimations généralement relayées dans les milieux sectoriels, de nombreux dossiers de projets restent en instance, parfois depuis plus d’un an, faute de ressources disponibles ou de dispositifs d’accompagnement adéquats. Des jeunes porteurs de projets restent sans encadrement. Des coopératives rurales s’étiolent. Des femmes entrepreneures espèrent un soutien structuré pour sortir de l’informel. C’est là que la DER est attendue. C’est là que sa mission est capitale. C’est là qu’elle doit être à la hauteur. D’après les dernières données sectorielles, de nombreux projets restent sans financement, faute d’accompagnement structuré et de dispositifs adaptés.
La multiplication des missions secondaires, aussi bien intentionnées soient-elles, finit toujours par créer un brouillage stratégique. Une institution publique n’a pas vocation à répondre à toutes les urgences sociales. Elle doit se tenir à son cœur de métier, s’y consacrer pleinement et rendre des comptes sur ses résultats. À force de vouloir tout faire, on finit par ne rien accomplir en profondeur.
L’alignement entre les missions institutionnelles et les besoins du terrain ne doit pas être une variable d’ajustement. Il doit être le fruit d’une planification rigoureuse, d’une écoute constante des bénéficiaires réels, et d’une évaluation continue de l’impact. C’est par cette exigence que l’action publique gagne en respectabilité.
Il est également important de rappeler que toute confusion de rôles affaiblit la redevabilité. Lorsqu’une structure sort de son périmètre d’intervention, à qui rend-elle compte ? Sur quelles bases sera-t-elle évaluée ? Par quels critères jugera-t-on son efficacité ? La démocratie ne se nourrit pas d’initiatives généreuses, mais de responsabilités clairement établies.
Enfin, dans un pays où la défiance vis-à-vis de l’État est encore vive, la cohérence des actes institutionnels est une nécessité vitale. Chaque geste public est porteur de symboles, chaque décision administrative contribue à bâtir ou à éroder la confiance. Une structure comme la DER-FJ, par sa visibilité et son impact potentiel, a la responsabilité d’incarner l’exemplarité administrative. Elle doit être à la fois efficace et lisible, fidèle à sa mission et alignée à la vision globale de transformation.
On ne gouverne pas avec des symboles. On gouverne par la méthode, la clarté des mandats, la cohérence institutionnelle et la transparence des actes. Une institution publique ne peut être à la fois opérateur économique et acteur social sans brouiller son rôle, diluer son efficacité, et compromettre la chaîne de responsabilités publiques. À terme, c’est la confiance citoyenne dans les instruments de l’État qui s’effrite, et avec elle, la légitimité même de l’action publique.
Ceux qui sont chargés de mettre en œuvre la Vision Sénégal 2050, telle que portée par le Président de la République et son Premier ministre, doivent comprendre qu’ils ne sont pas gestionnaires d’initiatives ponctuelles, mais dépositaires d’un cap stratégique national. Toute action entreprise doit s’aligner sur cette vision, et s’inscrire rigoureusement dans le périmètre du mandat confié. C’est à cette condition que la promesse de transformation pourra produire des résultats concrets.
Ce n’est qu’en respectant les mandats, en clarifiant les rôles et en réaffirmant la primauté des missions que l’action publique peut retrouver sa force transformatrice. Là commence la véritable rupture.
Hady TRAORE
Expert-conseil
Gestion stratégique et Politique Publique-Canada
Fondateur du Think Tank : Ruptures et Perspectives