Liberté d’informer: l’épreuve silencieuse de la refondation

Refonder, ce n’est pas museler la parole ; c’est lui offrir un cadre exigeant et républicain.
Il est des moments dans l’histoire d’une nation où la fidélité au projet collectif ne se mesure pas à la capacité d’applaudir, mais à celle de réfléchir, de prévenir, d’alerter avec gravité, lorsque les vents du pouvoir menacent, même involontairement, d’écorner les principes fondateurs.
La récente opération de radiation de 381 médias au Sénégal, sur 639 structures déclarées, s’inscrit dans cette zone sensible où la quête légitime d’ordre peut glisser vers une réduction périlleuse des espaces de liberté.
L’arrêté ministériel pris pour rationaliser l’espace médiatique, exécuté par notification policière, affiche un objectif clair : instaurer des standards professionnels, assainir un secteur devenu parfois hétéroclite, rétablir un cadre rigoureux. L’intention, à elle seule, n’est pas condamnable. Aucun pays moderne ne peut prétendre consolider son État de droit sans encadrement de l’information publique.
Mais l’histoire enseigne que l’enfer des démocraties est souvent pavé de bonnes intentions mal calibrées.
Derrière les chiffres administratifs, il y a des réalités humaines : des jeunes journalistes, des techniciens, des rédacteurs, des animateurs, brutalement dépossédés de leur outil de travail ; des centaines de parcours professionnels brisés, précipités dans une incertitude économique aggravant les fragilités sociales existantes.
Et, plus insidieusement encore, il y a une atteinte symbolique : lorsque la liberté d’informer semble conditionnée à l’agrément administratif, c’est l’essence même du pacte démocratique qui vacille.
Nous avons soutenu, défendu, et continuons de porter avec constance et ferveur le projet politique né des urnes. Nous croyons en sa nécessité. Nous croyons en sa promesse de refondation. Nous croyons en sa capacité de restaurer la dignité publique. Mais précisément pour cette raison, notre devoir n’est pas d’applaudir en silence, mais d’alerter chaque fois que des décisions, fussent-elles animées des meilleures intentions, risquent d’entraver l’ambition historique que nous avons choisi d’accompagner.
Soutenir un projet de rupture, c’est aussi être lucide devant ses paradoxes naissants.
Les expériences ouest-africaines récentes nous rappellent cette leçon avec force.

Au Burkina Faso, l’assainissement autoritaire du paysage médiatique enclenché sous la Transition militaire n’a pas apaisé le débat public ; il l’a déplacé dans des réseaux souterrains, renforçant les tensions au lieu de les dissiper.
En Côte d’Ivoire, après une décennie de violences politiques, le choix stratégique de maintenir un espace de débat, même parfois conflictuel, tout en imposant un encadrement professionnel rigoureux, a permis de reconstruire, imparfaitement mais durablement, une relative confiance entre pouvoir et société civile.
Le Mali, quant à lui, illustre les dangers d’une restriction brutale de l’espace médiatique : la fermeture précipitée de certains organes de presse n’a pas renforcé la Transition ; elle a au contraire alimenté une défiance latente, privant l’État d’un exutoire public aux frustrations et polarisant davantage l’opinion.
Ces leçons ne doivent pas être regardées comme des anecdotes étrangères ; elles constituent des avertissements inscrits dans le fil des réalités ouest-africaines.
Le Sénégal, fort de son héritage démocratique exceptionnel, ne saurait courir le risque d’un affaissement silencieux. Son originalité, patiemment construite depuis Senghor, consolidée par Abdou Diouf, élargie sous Abdoulaye Wade et jalousement préservée malgré les tumultes récents, réside précisément dans cette capacité unique à faire coexister autorité de l’État et liberté d’expression, même sous tension.
Ce patrimoine républicain est trop précieux pour être dilapidé.
La solution n’est ni dans un laisser-faire incontrôlé, qui fragiliserait le débat public en le livrant aux rumeurs et aux propagandes, ni dans un verrouillage autoritaire, qui étoufferait les dynamiques critiques indispensables à l’ajustement de toute gouvernance.
La voie la plus salubre est celle d’un laisser-faire encadré : normer sans museler ; encadrer sans exclure ; sanctionner avec proportion, non avec brutalité ; élever la déontologie sans écraser la diversité.
La régulation de la presse est une œuvre d’équilibre : elle doit viser non pas la disparition des voix gênantes, mais la consolidation d’un espace où l’information, même critique, respecte les exigences de responsabilité, sans craindre pour sa survie.
Dans cet esprit, il serait judicieux, pour préserver l’ambition initiale du projet de transformation nationale, de réorienter cette dynamique d’assainissement vers un processus de mise en conformité progressive, fondé sur l’accompagnement, la pédagogie et la transparence.
Un moratoire encadré, l’instauration d’une voie de recours claire, et l’implication d’instances indépendantes dans le suivi des médias radiés offriraient à l’État l’opportunité de renforcer son autorité sans altérer les fondements démocratiques de son action. Gouverner, c’est aussi savoir ajuster la rigueur par l’intelligence des contextes.
C’est accepter que la démocratie, par définition, est ce bruissement incessant des voix diverses, parfois dissonantes, mais toujours vivantes.
C’est dans ce chœur imparfait que se construit, lentement mais sûrement, la grandeur des nations.
Le Sénégal de demain ne sera grand que s’il protège, aujourd’hui, ce souffle fragile mais vital qu’est la liberté d’informer.
Hady TRAORE
Expert conseils
Gestion Stratégique et Politique Publique-Canada